Imaginons que vous soyez nommé à la tête des services d’immigration d’un pays européen. A vous de choisir les nouvelles orientations politiques, de déterminer les critères d’admission et de défendre avec conviction ces choix auprès de vos citoyens. Souhaiteriez-vous réformer l’asile pour rendre justice aux valeurs de solidarité et d’humanité ou, au contraire, limiter les capacités d’accueil afin d’accorder une priorité bien méritée à «vos» pauvres? Seriez-vous prêt à couvrir vos besoins de main-d’œuvre en acceptant de nouveaux immigrants qui souhaitent mettre à disposition leur force de travail et leurs idées? Ou peut-être voudriez-vous abolir toutes ces vieilles distinctions entre personnes migrantes et mettre en œuvre une politique des «frontières ouvertes»?

En démocratie, ces décisions ne sont pas prises par un fonctionnaire tout-puissant, mais bel et bien par les citoyens. Ces questions ne constituent donc pas de simples exercices abstraits : elles sont devenues des passages obligés, et parfois douloureux, pour les démocraties européennes. L’immigration s’invite dans nos débats politiques jusqu’à l’extrême. Tous les défis de société semblent alors pouvoir s’expliquer, et surtout se résoudre, en modifiant nos pratiques migratoires.

Le domaine de l’asile illustre la violence de ces défis. La photographie d’un petit garçon mort sur une plage alors que sa famille tentait de rejoindre le continent ne laisse personne indifférent. Elle éveille les consciences et enjoint à l’action politique, même si celle-ci peut paraître naïve ou hypocrite de prime abord. Les panneaux « refugees welcome » brandis dans les gares allemandes ne sont-ils pas une concrétisation de ce besoin de manifester notre soutien? Mais que faire de nos peurs quant à la venue de terroristes en puissance sous couvert de demandes d’asile? Nous sommes pris au piège d’une réalité qui nous rappelle au quotidien les difficultés de l’accueil et sa profonde nécessité morale.

Malgré cette omniprésence d’images et de récits tragiques, l’immigration ne saurait se résumer au domaine de l’asile. Selon la définition de l’ONU, une personne est migrante lorsqu’elle séjourne plus de 12 mois hors des frontières du pays où elle est née. Cette mobilité internationale est forcément multiple, faites d’allers-retours, de circularités et d’installations plus ou moins durable dans les pays de destination. Et si la grande Histoire est faite d’échanges et de rencontres, nos destins individuels sont eux aussi traversés par la mobilité. Qu’elle nous porte au-delà des frontières ou vers la prochaine ville, la mobilité fait partie intégrante de nos vies : nous pensons les étapes de nos vies dans un espace profondément international. Les loisirs, les formations et les perspectives professionnelles d’une majorité d’Européens sont inconcevables sans mobilité.

Même si l’urgence morale y est moins présente qu’en matière d’asile, cette mobilité pose de nombreux défis éthiques aux communautés politiques et à leurs citoyens. En effet, comment envisager une communauté « nationale » et solidaire dans un monde où chacun peut se déplacer avec facilité? Et comment gérer les demandes formulées par tous ceux qui se rêvent migrants au-delà des frontières extérieures de l’Union européenne? Nés au «mauvais» endroit de la planète, ils rêvent d’améliorer leur niveau de vie et celui de leur famille et considèrent, non sans raison, la migration comme une manière efficace d’accéder à un futur plus prometteur. L’Union européenne et ses membres sont-ils dès lors en droit de limiter ces libertés individuelles pour sauvegarder leurs prérogatives et leurs richesses ?

Éclairer les défis éthiques contemporains

Malgré l’omniprésence politique et médiatique des défis migratoires, les questions éthiques sous-jacentes ne sont jamais traitées de manière explicite sur la scène publique. Lorsque nous débattons de migration, nous usons de références permanentes à des intuitions morales, des valeurs et des convictions. Nous parlons de liberté et d’égalité, nous défendons la démocratie et le droit des communautés de garantir leur niveau de vie, nous plaidons la solidarité et l’humanité.

Nous employons pourtant ce vocabulaire moral de manière souvent inconsciente. Notre première intuition vient du ventre: elle symbolise notre perception du juste et de l’équitable. Le défi consiste à partir de ces intuitions pour les organiser et les systématiser afin de leur donner une cohérence. Lorsque nous prenons des décisions de politique migratoire, la cohérence commande de nous demander si ces choix sont en accord avec les valeurs inscrites dans la Constitution, les traités européens ou la Convention européenne des droits de l’homme. Pris ensemble, les choix à effectuer nous posent crûment la question clef de toute réflexion éthique : à quelles valeurs croyons-nous, et comment comptons-nous les mettre en œuvre ? En revenant à nos valeurs, nous renforçons notre capacité à faire des choix cohérents.

Cette approche de l’éthique, qui vise avant tout un effort de systématisation et de cohérence, explique pourquoi il est vain de chercher à distribuer des labels: cette décision est éthique, celle-ci ne l’est pas. Rien n’est éthique en soi. La qualification d’«éthique» n’a en effet de sens qu’en comparaison avec un référent qu’il faut définir. Un choix peut ainsi être «éthique» car il respecte les valeurs de l’église catholique, de la Constitution, ou de la pensée nationale-conservatrice. L’étiquette «éthique» n’a de valeur que si les explications sont fournies avec le produit.

Les philosophes de la migration travaillent avant tout sur une éthique de l’immigration, c’est-à-dire un questionnement éthique des choix politiques et des pratiques juridiques des pays de destination. Largement pratiquée dans les facultés de philosophie anglo-saxonnes, cette discipline est encore relativement méconnue en terres francophones. Cet ouvrage comble ainsi une lacune en proposant une première introduction francophone à l’éthique de l’immigration. Cette introduction livre une vue d’ensemble aussi exhaustive que possible des positions défendues par les philosophes de l’immigration. A défaut d’une neutralité trompeuse, cette vue d’ensemble nécessairement engagée reflétera une certaine interprétation des valeurs choisies par les démocraties européennes.

Trois questions clefs

La compétence des Etats est systématiquement considérée comme un attribut « naturel » de l’Etat. La France, la Suisse ou le Canada sont des Etats souverains, et ils ont donc « de toute évidence » la compétence de déterminer qui peut entrer et séjourner sur leur territoire. C’est très exactement cette évidence initiale que l’éthique de l’immigration veut questionner. Pourquoi les Etats et leurs citoyens auraient-ils la compétence de déterminer qui a le droit de séjourner sur le territoire? Au-delà de la dimension juridique liée à la souveraineté, quelle justification éthique les Etats peuvent-ils proposer pour rendre compte de cette ambition de définir librement leur politique migratoire? Malgré le caractère prétendument naturel et logique de cette compétence, nous verrons que cet effort de justification est loin d’être aisé. De sa réussite dépend néanmoins toute la légitimité de nos choix migratoires.

Selon l’urgence morale dont elle se réclame, chacune des demandes formulées par les futurs immigrants – qu’ils souhaitent être protégés, avoir accès au marché du travail, rejoindre leur famille ou encore s’épanouir dans une culture et un environnement qu’ils estiment intéressant - pose un défi distinct à la communauté de destination. Il importe donc de traiter les dimensions éthiques des différentes catégories de migration: le domaine de l’asile, le regroupement familial et la migration « à des fins professionnelles ».

La question du «vivre-ensemble » se pose, depuis les défis liés à l’acte d’immigration – c’est-à-dire le passage de la frontière, et les demandes formulées par la personne migrante envers une communauté politique – aux défis éthiques liés à la vie en société. Au gré des crispations du moment, les sociétés européennes parviennent avec plus ou moins de bonheur à se reconnaître et à s’affirmer comme des sociétés pluralistes, ces espaces où se rencontrent des habitants aux convictions et aux valeurs profondément diverses. L’immigration renforce et démultiplie la pluralité d’opinions inhérente aux sociétés libres. Le migrant, cette figure du différent et du dissemblable, joue alors souvent le rôle de paratonnerre pour une question clef posée à l’ensemble de la société: comment organiser la vie en commun entre personnes ne partageant pas les mêmes valeurs, les mêmes croyances ni les mêmes objectifs de vie?

Cet article n'est qu'une courte introduction au livreprésenté ci-dessous, comprenant quant à lui une analyse complète du sujet.

Pour en savoir plus : Que le lecteur se rassure: les philosophes sont conscients du fait que leurs débats paraissent parfois bien éloignés des préoccupations quotidiennes. Pour une majorité de philosophes, c’est d’ailleurs là une grande force, puisque leurs idées et leurs réflexions ne sont pas soumises au diktat des électeurs, à la pression de l’actualité ou aux dangers d’un discours de « crise » permanent. Ceux-ci cherchent à décrire une situation idéale où les problèmes actuels seraient résolus. Une minorité de philosophes adopte une approche différente, mais complémentaire à ce recours à l’idéal. Ils cherchent à répondre aux défis particuliers que pose un cadre politique et juridique imparfait. Ils avancent sans chercher à révolutionner la situation actuelle, mais en apportant une réponse circonstanciée à un problème qui, dans un monde idéal, ne se poserait pas.Malgré leur candeur, il vaut la peine de se laisser surprendre par ces contes philosophiques et d’accepter le défi qu’ils nous proposent.>> Commandez dès àprésent votre ouvrage

Extrait du titre Repenser l'immigration
Collection : Savoir suisse
Publié chez EPFL PRESS